
Par Dr Bounhir BOUMEHDI
Médecin Radiologue
Les géants des technologies tels Google, Microsoft et IBM sont intéressés par l’introduction de l’intelligence artificielle dans le domaine de l’imagerie médicale. Des start-up naissent sur ce segment économique. Cette intrusion donne des migraines aux fabricants des équipements biomédicaux. Il est temps au Maroc, que les radiologues, au sein des CHU, de la faculté de médecine et dans les sociétés savantes ainsi que dans les syndicats de la profession, lancent une réflexion sur cette problématique. Cela, afin d’anticiper sur les problèmes qui vont se poser. Qu’en est-il sous d’autres cieux ?
La radiologie sera-t-elle le premier secteur de la médecine touché par l'intelligence artificielle (IA) ? C’est une des grandes questions qui a été posée lors du congrès mondial de radiologie, qui s’est tenu dernièrement à San José en Californie aux USA. De ce fait, le secteur de la radiologie doit s'attendre à « un bouleversement colossal », a estimé le Pr Guy Vallancien, membre de l'Académie nationale de médecine en France, qui suit de très près les avancées technologiques dans ce secteur. Selon lui cependant, on est loin d'une prise de conscience générale : « 10 à 15 % des praticiens ont compris ce qui les attendait, 25 % sont réfractaires ou se disent j'ai plus de 60 ans, cela ne me concernera pas'. Enfin, 60 % ne savent pas très bien que penser», estime-t-il.
A l’heure d’aujourd’hui, il semblerait que personne ne mesure précisément l'ampleur de cette révolution. Mais un signe ne trompe pas. Les grands constructeurs (Philips, GE, Toshiba, Siemens, etc.) mais aussi des géants des technologies comme IBM, Microsoft ou Google et de nombreuses start-up se positionnent déjà sur ce marché juteux.
En France, pour préparer le terrain, la Société Française de Radiologie (SFR), a lancé en octobre 2017 un groupe de travail chargé de réfléchir sur cette thématique, emboîtant le pas à l'American College of Technology, devenu depuis American Business & Technology University) aux Etats-Unis.
Premier constat, depuis des années, les praticiens utilisent déjà des logiciels d'aide automatique au diagnostic. Président de la Fédération nationale des médecins radiologues (FNMR) en France, qui représente quelque 8.000 médecins, la majorité exerçant en libéral, le Dr Jean-Philippe Masson pointe des performances variables. « Concernant le poumon, la machine reconnaît 100 % des taches. En revanche, pour les coloscopies virtuelles, on observe 90 % de faux positifs dans la détection des polypes, ce qui nous fait perdre du temps », affirme-t-il.
L'arrivée de l'intelligence artificielle dans le paysage annonce toutefois une rupture technologique majeure. Grâce au « machine learning assisté », l'une des principales facettes de l'IA, l'algorithme sera capable de reconnaître et d'interpréter des clichés mais aussi d'apprendre tout seul des « cas » en comparant une image aux milliers - voire aux millions - d'autres entrées dans sa base, et proposer un prédiagnostic.
Il est évident que tout le monde est à peu près d'accord sur le fait que l'IA sera un outil d'aide à la décision qui améliorera la prise en charge des patients. Entre le vieillissement de la population et le développement des maladies chroniques, le nombre d'actes d'imagerie médicale (60 millions en France par an), augmente chaque année d'environ 4 %. Les algorithmes doivent aider les praticiens à gérer cette inflation d'examens. Il n’y’a hélas pas de statistiques marocaines sur le nombre annuel d’examens radiologiques faits au Maroc, tout secteur confondus (universitaire, public, privé et militaire).
Pour des tâches répétitives, le logiciel va augmenter la précision du diagnostic. Il sera capable de trier rapidement les images qui ne présentent aucune zone à problème, laissant plus de temps au radiologue pour se concentrer sur les cas complexes.
Il faut insister sur le fait qu’aujourd’hui, l'IA en médecine relève encore de la recherche. Pour se déployer, elle doit maintenant, comme d'autres innovations dans la santé, obtenir une validation clinique. Car, estiment plusieurs spécialistes, aujourd'hui, on en est dans une phase d'intelligence adaptative. Une forme de « machine learning primaire » grâce auquel Philips a mis au point un logiciel capable de proposer des actions et des pistes de diagnostic en s'appuyant sur les ordres passés précédemment par le praticien.
Pour le système d'intelligence artificielle d'IBM qui établit ses diagnostics en croisant la littérature scientifique, les protocoles de soins avec les données des patients, il rencontre lui aussi des difficultés, notamment des problèmes de compréhension des dossiers médicaux.
Par ailleurs, le retard pris dans la numérisation des données médicales, le problème d'étiquetage de ces données (qui associe l'image au compte-rendu) et le faible partage entre établissements de santé, publiques et privés, constituent de gros handicaps pour le développement de l’intelligence artificielle dans le secteur de la radiologie.
S'ajoutent les contraintes légales. Outre les multiples autorisations nécessaires, il y a la loi Informatique et Libertés. Le patient doit notamment donner son consentement express, libre et informé, à l'utilisation de ses données de santé. Si ce n'est pas le cas, pour être exploitées, celles-ci doivent être anonymisées, de façon à ce qu'on ne puisse pas remonter jusqu'à la personne. Sur ce volet, il y a beaucoup de travail à faire au Maroc.
Un exemple criard sur cet aspect légal. IBM, Microsoft et Google, très puissants sur le plan des finances, l'accès aux données médicales n'est pas simple. Ainsi, DeepMind, filiale d’IA de Google, qui avait conclu un accord avec des hôpitaux en Grande Bretagne, pour récupérer les données médicales de 1,6 million de patients, a été bloquée, du fait que les patients n'avaient pas bénéficié d'une information transparente concernant l'usage de leurs données.
De plus, l'existence même de l'IA en radiologie pose encore bien d'autres questions : celles du stockage, du transfert et de la sécurité des données. Ou encore celle tout aussi fondamentale de la responsabilité du diagnostic médical.
A quel horizon l'IA deviendra-t-elle une réalité pour le monde de la radiologie ? « Nous espérons décrocher notre validation clinique en 2019 et commercialiser notre technologie vers 2022 », annonce Olivier Clatz, cofondateur de Therapixel. L'éditeur français de logiciels qui a remporté le Digital Mammography Challenge, organisé par une douzaine d'institutions dont IBM, Amazon, Sage Bionetworks.
A la fin, plusieurs instances internationales de radiologie appellent à la prudence. Le déploiement de l'IA sera plus ou moins rapide selon les pays. S’il y a une chose sûre, c’est que le métier de radiologue va changer. Le médecin radiologue va devenir une sorte de gestionnaire des données. D’autant plus que cela va lui permettre de se recentrer sur sa relation avec le patient et de lui offrir une médecine plus personnalisée. Et rien ne remplacera l’homme, car aujourd'hui, personne n'imagine une machine annoncer à une femme qu'elle a un cancer du sein...et qu’elle en sera guéri, pour la simple raison qu’elle a consulté tôt et qu’on a pu diagnostiquer son cancer du sein à un stade guérissable.
Il est temps que les associations marocaines scientifiques et syndicales lancent auprès des médecins spécialistes en radiologie un questionnaire, pour évaluer le degré de leur prise de conscience de ce changement imminent qui va probablement bouleverser de fond en comble la pratique de la radiologie dans le monde et dans notre pays.